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Que véhiculent les chansons de Saâd Lamjarred ?

Suite à son inculpation pour une nouvelle affaire de viol en France, le chanteur marocain est progressivement banni des ondes. Quelques irréductibles radios continuent tout de même de diffuser ses chansons. Quelles représentations véhiculent-elles ?

Plusieurs femmes (et des hommes) ont lancé le hashtag #Masaktach / DR
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En quelques jours à peine, la campagne #Masaktach ("je ne me tairai pas") a déjà engrangé des succès. Lancée par un collectif de femmes et d’hommes qui dénoncent les violences et les abus contre les femmes ainsi que la légitimation de la culture du viol au Maroc, elle a obtenu de radios marocaines la cessation de la diffusion des chansons de Saâd Lamjarred. A la mobilisation qui s'est organisée pour obtenir le ban du chanteur des ondes, une autre résistance s'est construite en miroir. A grands renforts de symboles nationaux – drapeaux, emblèmes du royaume, etc. –ses soutiens en appellent au roi pour le soustraire des mains de la justice française, laissent entendre qu'il s'agirait d'un «complot» fomenté, au choix, par les Algériens, le Front Polisario ou les ennemis du chanteur.

Sans forcément soutenir l’artiste, d'autres ont appelé à dissocier sa vie de son art, et donc à tolérer la diffusion de sa musique sur les ondes. En France et ailleurs, les appels à «dissocier l'œuvre de l'homme» font débat. Exhumés à l'occasion de l'hommage rendu par la Cinémathèque française à Roman Polanski, ces appels ont agacé les militantes féministes. L'argument est ancien : la création artistique serait autonome, et devrait être vue, interprétée et jugée à l'aune d'une autre table de valeurs. Cet argument a bénéficié à l'écrivain Louis-Ferdinand Céline et au philosophe Martin Heidegger, blâmés en leur temps pour leur défense du nazisme. Un autre cas illustre est celui du compositeur Richard Wagner, dont les écrits antisémites et les thèmes mythiques ont exercé une profonde influence sur Adolf Hitler.

Amplement débattue et très controversée, cette dissociation de l'œuvre et de l'artiste s'accorde mal avec la philosophie de la campagne #MeToo, qui procède d'un singulier renversement de perspective : alors qu'autrefois, c'était les victimes d'agressions sexuelles commises par des hommes célèbres qui étaient invisibilisées, la campagne cherche à donner à leur parole droit de cité et à éclipser les coupables de la sphère publique. Le cas Kevin Spacey l'illustre : après les accusations portées contre lui, l'acteur et réalisateur a été écarté des tournages et isolé à Hollywood.

Au Maroc, des fans du chanteur ont fait siens ces appels. Mais cette distinction se pose-t-elle dans le cas de Saâd Lamjarred ? Le chanteur contribue lui-même à associer certaines de ses chansons à des événements de sa vie, faisant s'effondrer cette dissociation – au cas où elle se poserait : à sa libération conditionnelle, le chanteur avait diffusé un mini-clip le montrant tout sourire dans les rues de Paris, avec "Ana machi sahel" en fond sonore. En faisant un tel usage de ses propres chansons, Saâd Lamjarred contribue à accréditer certaines interprétations des paroles, et donne à ses créations un sens nettement plus personnel, plus rattaché à sa vie. 

Saâd Lamjarred conduit par deux policiers / AFPSaâd Lamjarred conduit par deux policiers / AFP

Homme viril et femmes infériorisées

Ses chansons elles-mêmes véhiculent un sexisme explicite.«Je me souviens quand j'ai entendu "Enty" pour la première fois, et comment cela a vraiment forgé ma perception de Saâd Lamjarred en tant qu'artiste. Ceci, sans parler des allégations de viol qui pesaient sur lui lorsqu'il vivait aux Etats-unis, bien avant qu'il ne devienne la star qu'il est aujourd'hui», déclare la journaliste et chercheuse Samia Errazzouki à Yabiladi. La journaliste s'est livré à un dépouillement méticuleux des représentations, stéréotypes et clichés sexistes contenus dans les chansons de Lamjarred.

«Quand les gens plaident pour la dissociation de l'artiste de son oeuvre, Lamjarred rend la tâche extrêmement compliquée parce qu'une grande partie de son art est imprégnée de connotations sexistes. Lorsqu'on prend connaissance des accusations de viol portées contre lui, et qu'on se penche sur les paroles troublantes de ses chansons, on se rend compte que le travail de l'artiste renforce et appuie ses actions»

Samia Errazzouki

«Les chansons de Saâd Lamjarred en particulier, et la culture pop en général – que ce soit les vidéo-clips, les films de Hollywood ou la publicité – au Maroc et ailleurs, essentialise les femmes et les hommes, tout en procédant à leur hiérarchisation», explique l'écrivaine et chercheuse Osire Glacier à Yabiladi. Dans son dernier livre, Femininity, Masculinity, and Sexuality in Morocco and Hollywood, Osire Glacier a minutieusement examiné la question de l'objectivation des femmes, ainsi que la construction et la diffusion des normes de genre et des identités sexuées à travers le cinéma. 

«Dans les clips de Lamjarred, les hommes, en l’occurrence lui, le chanteur, a un corps modelé par le body-building. Le masculin y est donc représenté comme un être fort, rustre, agressif, voire violent. En fait, une dose de violence fait partie intégrante des ingrédients constituant la masculinité dans les clips de Lamjarred en particulier, et dans le monde de l’image en général.»

Osire Glacier, écrivaine et chercheuse

Dans les clips du chanteur, «le masculin est actif. Entre autres, il prend des décisions. Par exemple, il rompt avec ses conquêtes féminines, comme c’est le cas dans la chanson "Salina Salina" ("C'est fini"). Ou encore il s’affirme avec agressivité, comme c’est le cas dans la chanson "Ana Machi Sahel" ("Je ne suis pas facile")». Les femmes, elles, sont réduites «à un corps féminin, qui est standardisé de surcroît : un corps jeune, svelte, apprêté et sexy. En outre, elles sont passives. Elles sont tantôt des spectatrices, tantôt des danseuses qui épousent les rythmes du chanteur, tantôt des femmes d’apparat, tantôt des objets de consommation visuelle et sexuelle», observe Osire Glacier. 

«Néanmoins, si le corps féminin est saturé de sexe dans les vidéos clips, ce construit indique que les hommes sont représentés comme ayant des désirs impérieux. Cet étalage d’objets sexuels interchangeables est censé être tout ce qu’un homme, un vrai, désire au plus profond de lui-même, c’est-à-dire posséder sexuellement autant de corps féminins que possible. D’ailleurs, "Salina Salina" montre l’usage que le chanteur fait des femmes : il les consomme, puis tout sourire, il les largue», dit la chercheuse.

Outre leur objectivation, les femmes subissent également «un processus d’infériorisation dans les chansons de Lamjarred. Entre autres exemples, la chanson "Ghaltana" ("Tu es fautive") montre une femme en situation d’erreur et de confusion. De même, le clip "Enty", où il chante "Inti baghya wahed ikoune damou bared" ("Tu veux quelqu'un qui ait du sang froid"), représente encore une fois une femme qui fait fausse route. Cependant, en analysant les paroles de cette dernière chanson, on se rend vite compte que cette femme se trompe parce qu’elle s’exprime et s’affirme, refusant de la sorte un partenaire qui souhaite la contrôler», signale Osire Glacier.

Les représentations que véhiculent ces chansons, c'est «une idée négative de l’amour, de l’attachement, de l’échange au quotidien et de l’esprit de coopération et de réconciliation entre les partenaires», dit la chercheuse, qui retrace la fresque routinière des chansons de Saâd Lamjarred : «l’amour y apparaît souvent comme une faiblesse, voire un combat entre les sexes, d’où l’homme, le vrai, sort vainqueur. Domination masculine oblige ! À ce propos, notons que la chanson "Mal Hbibi Malou" ("Qu'a mon amoureux ?") aurait pu indiquer une ouverture vers l’autre, mais force est de constater que le chanteur parle de "hbibi" ("amoureux") et non "hbibti" ("amoureuse"). D’ailleurs, dans le vidéo clip, une fillette jouant de la guitare lui fait écho avec des airs risibles. Dit plus explicitement, les femmes chosifiées de ses autres vidéos clips y sont absentes – interprétons que les paroles de la chanson ne les visent donc pas».

Saâd Lamjarred, invité du Morning de Momo sur Hit Radio / Archive - Ph. Hit RadioSaâd Lamjarred, invité du Morning de Momo sur Hit Radio / Archive - Ph. Hit Radio

Banalisation des violences

Alors que plusieurs radios marocaines ont fait le choix de discontinuer la diffusion des chansons de Saâd Lamjarred sur les ondes, d'autres, comme Chada FM, ont décidé de leur maintien. Que de telles chansons soient retransmises au moment où le chanteur est poursuivi pour de multiples viols «indique tristement l’envergure de la banalisation des violences faites aux femmes», regrette Osire Glacier. Il faut dire que malgré les multiples accusations portées contre lui, Saâd Lamjarred bénéficie d'une base de soutiens assez large. «Je pense que sa musique et la base de fans qui l'entoure reflètent la culture profondément enracinée de l'impunité en matière de violences sexuelles, non seulement au Maroc, mais au-delà. Cela révèle à quel point cette violence est malheureusement perçue comme normale», se désole Samia Errazzouki.

Que des femmes le soutiennent «n'enlève rien au fait que l'un des résultats de cette culture du viol profondément enracinée, c'est qu'elle a été intériorisée par les femmes d'une manière qui transcende la musique, mais qui résulte aussi des normes sociales, de l'éducation familiale, des lois, des interprétations conservatrices de la religion», dit Errazzouki, pour qui la situation est d'autant plus troublante que jusqu'aux récentes accusations de viol, «Lamjarred était apprécié et soutenu par la monarchie marocaine». Outre la prise en charge de ses frais de défense par le roi Mohammed VI, le chanteur a également «reçu des décorations royales. Cela reflète une chose : les mesures qui doivent être prises pour créer un environnement plus sûr pour les femmes au Maroc commencent tout en bas de la société et vont jusqu'aux plus hauts échelons. Mettre fin à la diffusion de sa musique dans la sphère publique n'est qu'une de ces mesures», conclut la journaliste.