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Marocains en Europe et jnouns : La ‘roqya business’ [Interview]

Anthropologue, spécialiste de l'islam européen, Farid El Asri, chercheur associé au Centre Jacques Berque, à Rabat, a étudié les rapports et les pratiques liées aux jnouns dans la communauté marocaine en Belgique. Il a constaté que loin de s'effacer dans le contexte européen, les jnoun, ces êtres surnaturels, ont conservé une place importante dans les préoccupations quotidiennes des musulmans, donnant lieu à un véritable «roqya business».

Une scéance d'exorcisme filmée par la BBC aux Royaume Uni. /DR
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Comment a évolué la perception des jnouns et les pratiques qui y sont liées parmi les Marocains qui ont émigrés en Europe ?

Dans un premier temps, les pratiques d’exorcisme ont été contraintes à une certaine discrétion. Elles sont restées très ancrées dans les us et pratiques nationales et villageoises de chaque groupe. Les outils et les manières de guérir étaient importés du village d’origine. Je pense qu’il y a un parallèle à faire entre la migration et le hajj. La migration est une sorte de pèlerinage, et comme le hajj elle suppose la confrontation aux autres musulmans : turcs, convertis ... Dans ce mélange, une même réalité religieuse partagée, les jnouns, reste très cloisonnée en terme de perception en fonction de l’origine.

Les 2e et 3e générations de Marocains en Belgique ont-elles eu tendance à abandonner la croyance des jnouns et la pratique de la roqya ?

Pas du tout, c’est même devenu un premier recours en cas de problème ; pas nécessairement parce que l’on pense qu’un problème ou un évènement est forcément lié au jnouns, mais plutôt pour exclure, avant toute autre démarche, cette éventualité. Il arrive que la dernière génération fasse des «check-up d’exorcisme» pour se rassurer, par exemple.

La consultation des guérisseurs s’est développée avec la seconde et la troisième génération. Chose logique, puisque c’est avec elles qu’arrivent les préoccupations comme le mariage, les enfants... On va voir un fkih parce qu’on ne trouve pas de conjoint, parce qu’un mariage se déroule mal, qu’un couple ne parvient pas à avoir d’enfants. C’est donc un islam du quotidien qui se déploie.

La pratique contemporaine de la roqya est-elle restée fondée sur l’origine villageoise ?

La nationalité du fkih peut encore influer sur le choix des Marocains de la première génération mais beaucoup moins pour leurs enfants et petits enfants. Depuis les années 1990 s’est développée ce que j’appelle le «roqya business». Une véritable industrie des guérisseurs selon la tradition prophétique, plutôt dans la mouvance tabligh, s’est déployée. Des formations se donnent, des espaces collectifs dédiés sont investis et le clientélisme intervient même parfois. C’est ce que j’appelle la «roqya charia». On passe de l’utilisation du petit bâton et des herbes à une dimension totalement religieuse qui exclut tout ce qui n’est pas 100% prophétique. Selon elle, tout ce que le prophète n’a pas pratiqué lui-même est haram et accusé d’associationnisme, le pêché le plus grave. Dans le discours de ces guérisseurs, les postures traditionnelles sont donc disqualifiées sur base d'argument religieux.

Dans quelle mesure l’engouement pour ces guérisseurs du surnaturel ne présente-il pas un risque pour ceux qui s’y soumettent ?

Il existe des cas de surinterprétation de la part des guérisseurs. Je pense au cas d’une jeune femme en Belgique qui est morte suite à une tentative d’exorcisme. Pendant les séances, les fkihs utilisent normalement de l’eau coranisée. Pour cette jeune femme, prétendument stérile, les exorcistes ont carrément plongé son visage dans l’eau et quand elle tentait d’en sortir pour respirer, les guérisseurs estimaient qu’il s’agissait du jinn qui l’habitait et ils replongeaient son visage dans l’eau. Pendant le procès, la famille de la défunte s’est présentée comme musulmane et a accusé ces pratiques d’être extérieures à l’islam quand les guérisseurs estimaient qu’ils avaient simplement fait ce qu’ils pouvaient. Le fait de recourir trop systématiquement au fkih risque également de faire passer une crise d’épilepsie, par exemple, pour une crise de possession.

Comment expliquer que la «rokya charia» ait tendance à exclure voire dominer les autres formes traditionnelles d’exorcisme ?

Les musulmans sont traversés, dans leur trajectoire identitaire, par un réflexe pour un islam «puriste», débarrassé des scories culturelles. Cet islam en apesanteur est caractéristique d'une ère normative et moraliste qui traverse l'islam contemporain et offre une analyse binaire du monde : ce qui est haram et ce qui halal. Les consommateurs musulmans penchent donc, lors des approches curatives contre les possessions supposées, davantage vers des postures suivant plus précisément les voies dite de la guérison suivant le "Coran et la Sunna".